"Si moi, c'est à dire le biographe, j'estime que même un seul roman serait peut-être de trop pour un héro si modeste et si flou, que dire alors de deux et comment justifier une telle outrecuidance de ma part ?
M'égarant dans la résolution de ces questions, je me décide à les éluder sans les résoudre."
Avertissement de l'auteur
"N'ai-je pas trop connu une jeune fille, de l'avant dernière génération «romantique», qui, après plusieurs années d'un amour mystérieux pour un monsieur que, du reste, elle pouvait à tout moment épouser le plus tranquillement du monde, finit cependant par s'inventer des obstacles insurmontables et, par une nuit de tempête, se jeta du haut d'une falaise dans une rivière assez profonde et rapide, où elle périt victime de ses propres caprices, uniquement pour ressembler à l'Ophélie de Shakespeare ; cela même de telle manière que si cette falaise, qu'elle affectionnait et avait élue depuis longtemps, avait été moins pittoresque et qu'à sa place il y eût un rivage prosaïquement plat, le suicide n'aurait eût-être pas eu lieu."
I partie – Livre 1 – ch1
"«Ces yeux innocents m'ont tailladé le cœur comme avec un rasoir», disait-il plus tard avec son vilain petit rire."
I partie – L1 – ch3
"Il était sentimental. Il était méchant et sentimental."
I partie – L1 – ch4
"Par moments, son regard avait une étrange fixité : à l'instar de tous les gens très distraits, il vous regardait alors longuement sans cependant vous voir. Il était taciturne et un peu gauche, mais il lui arrivait – quoique seulement en tête à tête – de devenir extrêmement communicatif, d'avoir le rire facile et de rire parfois Dieu sait de quoi. Mais son animation tombait toujours aussi vite et aussi brusquement qu'elle était née."
I partie, L2 – ch1
"Justement, il me semble toujours, quand je vais chez les gens, que je suis le plus vil de tous et que tout le monde me prend pour un bouffon, alors voilà, «faisons donc vraiment le bouffon, je n'ai pas peur de votre opinion, parce que tous jusqu'au dernier vous êtes plus vils que moi !» Voilà pourquoi je suis un bouffon, bouffon par honte, grand staretz, par honte. Ce n'est que par manque de confiance en moi-même que je fais du scandale. Car si seulement j'étais sûr en entrant que tout le monde me prendrait aussitôt pour l'homme le plus aimable et le plus intelligent, Seigneur, comme je serais bon alors !"
"Surtout ne vous mentez pas à vous-même. Celui qui se ment à soi-même et qui écoute ses propres mensonges, en arrive à ne plus distinguer aucune vérité, ni en lui, ni autour de lui, et il perd donc le respect et de lui et des autres. Or, ne respectant personne, il cesse d'aimer, et pour s'occuper et se distraire en l'absence d'amour, il s'adonne aux passions et aux grossières délices et en arrive à une véritable bestialité dans ses vices, le tout par mensonge incessant à l'égard des autres et de lui-même."
I partie – L2 – ch2
"Les lamentations n'apaisent qu'en rongeant et en déchirant encore davantage le cœur. Une telle douleur ne veut pas de consolations, elle se nourrit du sentiment d'être inextinguible. Les lamentations ne sont que le besoin d'irriter sans cesse la plaie."
I partie – L2 – ch3
"J'aime l'humanité, disait-il, mais je m'étonne de moi-même ; plus j'aime l'humanité en général, moins j'aime les gens en particulier, c'est-à-dire séparément, en tant qu'individus. Dans mes rêves, je suis souvent allé jusqu'à songer passionnément à servir l'humanité, et peut-être me serais-je vraiment laissé crucifier pour les hommes si, pour une raison quelconque, cela était soudain nécessaire. Pourtant je suis incapable de partager, ne serait-ce que deux jours, une chambre avec un être humain, je le sais par expérience. A peine est-il près de moi, que déjà sa personnalité opprime mon amour-propre et entrave ma liberté. En vingt-quatre heures, je suis capable de haïr jusqu'au meilleur des hommes [...]"
"Fuyez aussi le dégoût de vous-même comme des autres : ce qui vous paraît mauvais en vous se purifie déjà par cela seul que vous l'ayez remarqué."
I partie – L2 – ch4
"Pour la dernière fois et d'une façon décisive : Dieu existe-t-il, oui ou non ? Je le demande pour la dernière fois.
- Pour la dernière fois aussi, non.
- Qui donc se moque des hommes, Ivan ?
- Le diable sans doute, répondit Ivan en souriant.
- Et le diable, il existe ?
- Non, il n'y a pas de diable non plus.
- Dommage. Diable ! Que ne ferais-je pas après cela à celui qui, le premier à inventé Dieu ! Ce ne serait pas assez que de le pendre à un arbre.
- Il n'y aurait point eu de civilisation si l'on n'avait pas inventé Dieu.
- Il n'y en aurait pas eu ? Sans Dieu ?
- Non. De cognac non plus. Et en parlant de cognac, il va tout de même falloir vous l'enlever."
I partie – L3 – ch8
"Sais-tu ce que je me disais ici, tout à l'heure : si je ne croyais pas à la vie, si j'avais perdu confiance en la femme aimée, perdu la foi dans l'ordre établi, même si j'avais acquis la conviction que tout n'est, au contraire, qu'un chaos désordonné, maudit et peut-être diabolique, que je fusse frappé par toutes les horreurs de la déception humaine, même alors je n'en voudrais pas moins vivre, et ayant une fois porté cette coupe à mes lèvres, je ne m'en arracherai plus avant d'en être venu à bout !"
"Plus c'est bête, plus c'est clair. La bêtise est courte et dépourvue d'astuce, alors que l'intelligence louvoie et se dérobe. L'intelligence est déloyale, la bêtise, elle, est droite et honnête. J'ai amené mon récit jusqu'à son désespoir, et plus je l'ai présenté sottement, plus cela m'est favorable."
II partie – L5 – ch3
"Selon moi, l'amour du Christ pour les hommes est une sorte de miracle impossible sur terre. Il est vrai qu'il était Dieu. Or, nous ne sommes pas des dieux, nous. Admettons que moi, par exemple, je puisse souffrir profondément, un autre ne pourra jamais connaître l'étendue de ma souffrance parce qu'il est un autre que moi, et par-dessus le marché, il est rare qu'un homme consente à reconnaître les souffrances d'autrui (comme si c'était une dignité)."
"- Je pense que si le diable n'existe pas et que par conséquent c'est l'homme qui l'a crée, il l'a fait à son image et à sa ressemblance."
"Au demeurant, on a estimé l'harmonie trop cher, il n'est nullement dans nos moyens de payer un tel prix pour l'entrée. C'est pourquoi je me hâte de rendre mon billet d'entrée. Et pour peu que je soit un honnête homme, il est de mon devoir de le rendre le plus longtemps possible à l'avance. C'est ce que je fais. Ce n'est pas Dieu que je n'accepte pas, Aliocha, je ne fais que très respectueusement lui rendre son billet."
II partie, L5 - ch4
"- Et les jeunes feuilles collantes, et les tombes chères, et le ciel bleu, et la femme aimée ! Comment donc vivras-tu, comment les aimeras-tu ? S'exclamait amèrement Aliocha. Est-ce possible avec un tel enfer dans la poitrine et dans la tête ?"
"Voici ce que vais te dire, Aliocha, prononça Ivan d'une voix ferme, si vraiment je me révèle capable d'aimer les petites feuilles collantes, je ne les aimerai qu'en pensant à toi. Il me suffira de savoir que tu existes quelque part par là et je ne perdrai pas encore le désir de vivre. Cela te suffit-il ? Si tu veux, prends-le pour une déclaration d'amour."
II partie – L5 - ch5
"Je n'en parle que sous le coup de l'émotion, pardonnez-moi mes larmes car j'aime ce livre !"
"Les témoins criaient aussi, surtout le mien : «Comment peut-on déshonnorer ainsi le régiment, demander pardon sur le terrain, si seulement j'avais su.» Je me dressai devant eux, et cette fois je ne riais plus : «Messieurs, dis-je, est-il vraiment si surprenant, de nos jours, de rencontrer quelqu'un qui avoue lui-même sa sottise et fasse publiquement amende honorable ?
- Mais pas sur le terrain tout de même, cria de nouveau mon témoin."
(Le staretz ne se défend pas pendant un duel au pistolet et demande pardon après avoir essuyé le premier coup de feu de son adversaire)
II partie – L6 – ch2
"Admettons que ce soit folie que de demander pardon aux oiseaux, mais la vie serait meilleure, et pour les oiseaux, et pour l'enfant, et pour chaque animal qui t'entoure, si toi-même tu étais plus digne que tu ne l'est aujourd'hui, si peu que ce soit."
"Le juste passe, mais sa lumière demeure."
II partie – L6 – ch3
"- Que t'a-t-il dit de si extraordinaire ? Grommela Rakitine irrité.
- Je ne sais, je l'ignore, j'ignore absolument ce qu'il m'a dit de si extraordinaire, mon cœur s'est réveillé, il m'a retourné le cœur... Il a été le premier à avoir pitié de moi, le seul, voilà ce qu'il y a ! Que n'es-tu venu plus tôt, chérubin ! Et elle tomba soudain à genoux devant Aliocha, comme égarée. J'ai toute ma vie attendu quelqu'un comme toi, je savais que quelqu'un viendrait et me pardonnerait. J'avais foi que moi aussi, vilaine, quelqu'un m'aimerait pour autre chose que ma honte seulement !..."
III partie – L7 – ch3
"Alors, oh, alors commencerait aussitôt une vie absolument nouvelle. De cette autre vie, régénérée et cette fois «vertueuse» («certainement, certainement vertueuse»), il rêvait sans cesse et éperdument. Il avait soif de cette résurrection et de cette rénovation. L'ignoble bourbier où il s'était volontairement enlisé lui pesait trop et, à l'instar de beaucoup d'autres en pareil cas, il comptait avant tout sur le changement, pourvu qu'il échappât à ces gens d'ici, pourvu qu'il pût fuir ce lieu maudit : tout renaîtrait, irait autrement !"
III partie – L8 – ch4
"- Qu'est-ce que c'est, socialiste ? Demanda Smourov.
- C'est quand tous sont égaux, tous les biens mis en commun, il n'y a pas de mariages et pour la religion et toutes les lois c'est comme chacun veut, enfin, et tout le reste. Tu n'es pas encore assez grand pour ça, c'est trop tôt pour toi. Il fait froid quand même."
IV partie – L10 – ch3
" - Ne vous inquiétez pas, médicastre, mon chien ne vous mordra pas, coupa à haute voix Kolia en surprenant le regard quelque peu inquiet dont le docteur contemplait Perezvon, arrêté sur le seuil. Une petite note de colère perça dans la vois de Kolia. Quand au mot "médicastre", il l'employa exprès, à la place de celui de docteur, et comme il le déclara par la suite, il le fit "pour insulter".
- Qu'est-ce que c'est ? Dit le docteur en rejetant la tête en arrière et ouvrant sur Kolia de grands yeux étonnés. Qu'est-ce que celui-là ? Demanda-t-il en se tournant soudain vers Aliocha, comme pour lui demander des comptes.
- C'est le maître de Perezvon, médicastre, ne vous inquiétez pas de ma personne, martela de nouveau Kolia.
- Zvon ? Répéta le docteur, ne comprenant pas ce qu'était ce Perezvon.
- Adieu, médicastre, nous nous reverrons à Syracuse."
IV partie – L10 – ch7
"Je dirai encore que, peut-être par distraction, il oubliait souvent, dans la conversation, les mots les plus courants qu'il connaissait parfaitement, mais qui tout à coup lui sortaient, on ne sait pourquoi, de la mémoire. Il en était d'ailleurs parfois de même lorsqu'il parlait allemand et il agitait alors toujours la main devant son visage, comme cherchant à saisir le mot perdu, nul ne pouvant plus le contraindre à poursuivre la tirade commencée avant qu'il ne l'eût trouvé."
IV partie – L12 – ch3
Les frères Karamazov